mercredi 5 mars 2008

Proust et Giotto



« Enfin il y avait des jours où nous ne nous contentions pas avec ma mère des musées et des églises de Venise et c’est ainsi qu’une fois où le temps était particulièrement beau, pour revoir ces « Vices » et ces « Vertus » dont M. Swann m’avait donné les reproductions, probablement accrochées encore dans la salle d’études de la maison de Combray, nous poussâmes jusqu’à Padoue ; après avoir traversé en plein soleil le jardin de l’Arena, j’entrai dans la chapelle des Giotto où la voûte entière et le fond des fresques sont si bleus qu’il semble que la radieuse journée ait passé le seuil elle aussi avec le visiteur, et soit venue un instant mettre à l’ombre et au frais son ciel pur, son ciel pur à peine un peu plus foncé d’être débarrassé des dorures de la lumière, comme en ces courts répits dont s’interrompent les plus beaux jours, quand, sans qu’on ait vu aucun nuage, le soleil ayant tourné ailleurs son regard pour un moment, l’azur, plus doux encore s’assombrit.

Dans ce ciel transporté sur la pierre bleuie volaient des anges que je voyais pour la première fois, car M. Swann ne m’avait donné de reproductions que des Vertus et des Vices, et non des fresques qui retracent l’histoire de la Vierge et du Christ. Hé bien, dans le vol des anges, je retrouvais la même impression d’action effective, littéralement réelle, que m’avaient donnée les gestes de la Charité ou de l’Envie. Avec tant de ferveur céleste, ou au moins de sagesse et d’application enfantines, qu’ils rapprochent leurs petites mains, les anges sont représentés à l’Arena, mais comme des volatiles d’une espèce particulière ayant existé réellement, ayant dû figurer dans l’histoire naturelle des temps bibliques et évangéliques. Ce sont de petits êtres qui ne manquent pas de voltiger devant les saints quand ceux-ci se promènent ; il y en a toujours quelques-uns de lâchés au-dessus d’eux, et comme ce sont des créatures réelles et effectivement volantes, on les voit s’élever, décrivant des courbes, mettant la plus grande aisance à exécuter des « loopings », fondant vers le sol la tête en bas à grand renfort d’ailes qui leur permettent de se maintenir dans des positions contraires aux lois de la pesanteur, et ils font beaucoup plus penser à une variété disparue d’oiseaux ou à de jeunes élèves de Garros s’exerçant au vol plané, qu’aux anges de l’art de la Renaissance et des époques suivantes, dont les ailes ne sont plus que des emblèmes et dont le maintien est habituellement le même que celui de personnages célestes qui ne seraient pas ailés (…). »

A la recherche du Temps Perdu

Relu dans Voyager avec Marcel Proust, le passage évoque sa visite des fresques de l'Arena à Padoue


2 commentaires:

Anonyme a dit…

"A la recherche du temps perdu"... Le livre que j'emporterais sur mon île déserte, sans aucun doute. Tout y est, la vie en plus!

Puisque vous m'y invitez, voici l'adresse de mon blog tout neuf: http://textespretextes.lalibreblogs.be/

Racine a dit…

J'ai visité votre blog et l'ai mis dans mes favoris. Je l'ai trouvé très intéressant et vous ai laissé un message, je nous souhaite une longue vie dans le monde virtuel ! A très bientôt.
Sur une île déserte, j'emporterai une méthode d'apprentissage de la musique car à mon grand désespoir je ne sais pas lire le solfège ! J'emporterai aussi des méthodes d'apprentissage de langues et j'y ajouterai Proust, comme vous, pour rêver.